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 »Liberté, égalité, sexualité »

Pacs, parité, lutte contre l’homophobie, prostitution, pornographie: les questions sexuelles font désormais partie de l’actualité politique française.

Ainsi, le 19 novembre, l’UMP a rejeté, en commission des lois, la proposition de loi de Patrick Bloche visant à pénaliser les propos discriminatoires, notamment homophobes.

Dans le même temps, Laurent Fabius, «candidat à la candidature» socialiste pour 2007, s’exprimait en faveur de l’homoparentalité.

Auteurs de ‘Liberté, égalité, sexualité’ (Belfond/ Le Monde), Clarisse Fabre, journaliste au Monde et Eric Fassin, sociologue, enseignant à l’Ecole normale supérieure et chercheur, s’expriment dans IBnews et reviennent sur ces débats, n’omettant ni la timidité de la gauche sur les questions sexuelles, ni l’opportunisme de la droite.

Cet interview est publié dans le prochain numéro d’IBnews, diffusé gratuitement à 25.000 exemplaires à partir du 5 décembre 2003.

Propos recueillis et traduits par Patrick Rogel. Reproduit avec l’aimable autorisation d’IBnews

Eric Fassin, vous êtes sociologue et spécialiste de la culture américaine. Aux Etats-Unis, les questions sexuelles font depuis longtemps partie du débat public. Vu de là bas, comment expliquez-vous qu’il ait fallu tant de temps pour qu’elles fassent l’actualité en France? Par ailleurs, ces questions y sont, parait-il, actuellement en recul ?

Eric Fassin : Aux Etats-Unis, les questions de genre et de sexualité, déjà politisées après les années ’70, occupent l’espace public pendant les années ’90 de manière presque obsessionnelle -de l’affaire Clarence Thomas à l’affaire Monica Lewinsky. Il est vrai qu’ensuite -et surtout après le 11 septembre- on a changé de registre, comme si les questions sexuelles devenaient secondaires. En France, c’est en brandissant «l’épouvantail américain» qu’au début des années ’90, on a réussi à différer l’émergence des questions sexuelles dans l’espace public: en effet, toute politisation du genre et de la sexualité était aussitôt dénoncée comme le prélude à une «guerre des sexes» à l’américaine. Il importait de préserver «l’harmonie entre les sexes» -heureuse «exception» française, disait-on volontiers. Cet interdit reposait sur une idéologie de la République construite alors par contraste avec «l’Amérique». Contre le communautarisme réputé américain, la culture politique française ne voudrait connaître que des individus -non des groupes- mais des citoyens. Elle serait donc incompatible avec toute politique «minoritaire». En outre, la République supposerait une claire séparation entre les sphères publique et privée. Autant de raisons de refuser la politisation des questions sexuelles.

Lorsque la gauche arrive au pouvoir en 1981, la politique homosexuelle est pour la 1ère fois à l’ordre du jour. Ensuite plus rien. Il faudra attendre 1997 pour que les questions sexuelles débarquent à nouveau dans la sphère publique. Pourquoi ?

E. F.: L’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, marque la fin de la discrimination légale à l’encontre des homosexuels: l’âge de consentement devient le même que pour les hétérosexuels. On croyait donc en avoir fini avec la politique: l’homosexualité relèverait de la seule vie privée. La tolérance supposait en retour la discrétion. Toute politisation semble donc bannie par la rhétorique républicaine. Pourtant, le sida avait déjà remis en question l’idée que l’homosexualité ne concernait que les pratiques individuelles: il devenait nécessaire de penser le couple -autrement dit, la tolérance ne suffisait plus. Il fallait désormais poser la question de la reconnaissance. Lorsque la gauche revient au pouvoir, en 1997, elle n’a pas mesuré les conséquences de ce déplacement. Mais la controverse du Pacs -qui se portera d’emblée «au-delà du Pacs» avec les questions de mariage et de famille- l’obligera à en prendre conscience.

Clarisse Fabre, vous êtes depuis cette date journaliste politique au Monde. C’est justement à ce moment que ces questions sont passées des pages société des quotidiens aux pages politiques . Comment avez-vous vécu ce mouvement?

Clarisse Fabre: Pour être juste, disons que ces questions sont désormais traitées en page politique, en plus des pages société. La raison est simple: les débats sur le Pacs et la parité ont suscité de tels clivages entre la droite et la gauche -et au sein même de la gauche- qu’une chronique politique s’est imposée. C’était donc une période d’exploration. Mon champ de travail dépassait sans doute la frontière habituelle d’un journaliste politique. De nouveaux sujets sont apparus, comme le outing. On s’est aussi intéressés à l’application concrète de la parité; la violence contre les femmes a fait l’objet d’un message de Jacques Chirac en conseil des ministres, etc. En fait, depuis la fin des années ’90, on ne cesse de sonder l’état d’esprit des élus sur les questions de genre et de sexualité. Comme si le fait de s’y intéresser était devenu un «label».

Arrive octobre 1998, lorsque les députés socialistes «oublient» de se rendre à l’Assemblée pour voter le Pacs. A partir de cette date, ces derniers sont tous devenus officiellement pro-Pacs. Qu’en fût-il vraiment?

C. F.: Après le raté du Pacs, les socialistes n’ont plus le choix. Ils sont tous pour la réforme. Et ce texte, d’origine parlementaire, devient un peu, beaucoup, celui du gouvernement. Lionel Jospin a posé ses «conditions»: il a notamment refusé que le Pacs soit signé en mairie pour éviter la confusion avec le mariage. Globalement, les députés vont se conformer à cette feuille de route. A gauche, ceux que la réforme inquiète ne prennent guère la parole. Et ceux qui auraient voulu aller plus loin sont pragmatiques: «Sauvons les meubles, l’essentiel est que le Pacs soit voté», pensent-ils. Avec le secret espoir que l’on reviendra sur le sujet ultérieurement. Ce ne sera pas le cas. Ainsi, Patrick Bloche avait déposé en mai 2000 une proposition de loi visant à pénaliser les propos homophobes. Le texte n’a pas été débattu car -un an après le vote du Pacs- les socialistes se disent qu’ils ont suffisamment «donné» pour la législature.

A ce jour, la gauche a-t-elle compris les enjeux de la politique de l’homosexualité ou est-elle encore prisonnière de la logique de la tolérance? Comment se fait-il qu’il revienne à l’actuel gouvernement Raffarin de s’engager sur une loi pénalisant l’homophobie?

E. F.: S’il est vrai qu’elle revendique cette réforme avec fierté, la gauche n’a sans doute pas tiré tous les enseignements du Pacs: elle n’avait pas osé devancer l’opinion publique; et c’est l’opinion publique qui l’a devancée. Heureusement pour elle, la droite avait été plus lente encore à comprendre l’évolution des mours, en s’enfermant dans une opposition au Pacs qu’elle tente de faire oublier aujourd’hui. Depuis, la gauche se montre également timide, s’agissant en particulier d’homoparentalité. C’est sans doute aussi un des effets du 21 avril: la gauche craint d’avoir perdu le peuple à force de s’occuper de questions «symboliques» (Pacs et aussi parité). Comme si l’homosexualité était un luxe de privilégiés. Et comme si le «peuple» était nécessairement homophobe! La droite profite de cette hésitation en s’engageant contre l’homophobie. Toutefois, il faut bien en voir les limites: c’est aussi une manière de ne pas parler d’homoparentalité. Comme si l’homophobie n’avait rien à voir avec l’exclusion des homosexuels du mariage et de la famille.

Justement, pour ce gouvernement, les questions sexuelles semblent se limiter à la pornographie et la prostitution, des thématiques plutôt hétérosexuelles.

E. F.: Effectivement, depuis le Pacs, on parle surtout d’hétérosexualité. Déjà sous la gauche -par exemple, avec le harcèlement et les violences sexuelles- et désormais sous la droite. Pourtant, il existe une prostitution homosexuelle, une pornographie homosexuelle -et des violences homosexuelles. Mais le débat public porte uniquement sur le versant hétérosexuel. C’est qu’aujourd’hui, l’hétérosexualité est devenue à son tour un «douloureux problème». En effet, après le Pacs, la légitimation de l’homosexualité oblige à repenser l’hétérosexualité. Dès lors qu’elle n’est plus définie par son statut de norme, quel sens social convient-il de lui donner? D’où l’inquiétude qui surgit, avec les débats autour des violences, de la prostitution, de la pornographie.

Une chose est sûre: les politiciens de gauche comme de droite ne semblent pas pressés d’ouvrir le débat sur l’assistance médicale à la procréation, le mariage ou l’adoption par les couples de même sexe. Comment jugez-vous la récente déclaration de Laurent Fabius, «candidat à la candidature» socialiste pour 2007, en faveur de l’homoparentalité?

C. F.: C’est sans doute le côté mitterrandien du personnage. Pour être élu, il faut faire rêver les électeurs, leur promettre quelque chose qui leur paraît loin aujourd’hui -comme l’abolition de la peine de mort en 1981. Et 2007 est suffisamment loin. Tout en exprimant son ouverture, Laurent Fabius semble dire aux Français: n’ouvrons pas le débat sur l’adoption par les couples homosexuels avant la prochaine législature. Peut-être, aussi, son tour de France a-t-il convaincu le n°2 du PS que l’opinion était mûre. Troisième hypothèse -non exclusive des précédentes- la gauche a besoin aujourd’hui de se distinguer de la droite. Sur ce terrain, Laurent Fabius est mal placé puisqu’il incarne l’aile libérale du PS, sur le volet économique. Il peut, à l’inverse, se donner une image de gauche sur le terrain sociétal. Il sait par ailleurs que l’évolution de la droite est fragile. Certes, Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin se sont engagés à lutter contre l’homophobie. Sur les bancs de l’Assemblée nationale, les choses sont plus compliquées: tout récemment, le 19 novembre, l’UMP a rejeté, en commission des lois, la proposition de loi de Patrick Bloche visant à pénaliser les propos discriminatoires, notamment homophobes. Certains ont avancé des raisons techniques -un projet similaire étant à l’étude à la Chancellerie- ou dénoncé le coup politique, mais d’autres en revanche ont émis de vraies réserves sur le fond.

Eric Fassin, vous concluez sur la démocratisation des questions sexuelles. Qu’entendez-vous par là?

E. F.:Une société est démocratique dès lors qu’elle définit elle-même les règles qui la gouvernent: l’ordre social y est défini de manière immanente, et non transcendante. Ainsi, en matière de genre et de sexualité, les normes sont de moins en moins données (par Dieu, ou la nature). Elles font de plus en plus l’objet de débats politiques. C’est donc la délibération démocratique qui définit désormais l’ordre sexuel, qu’on ne peut plus penser simplement comme «naturel».

Et pour vous, Clarisse Fabre?

On pourrait faire le parallèle avec l’environnement: désormais, on parle d’écologie politique. Officiellement, on est convaincu que l’environnement mérite un traitement transversal: pour ne prendre qu’un exemple, la pollution de l’air a des effets sur la santé. D’où la revendication -non satisfaite- des Verts, quand la gauche était au pouvoir, d’obtenir un portefeuille ministériel autre que celui des «petites fleurs». Par ailleurs, l’écologie a apporté à la politique une sorte de lexique -les concepts de prévention, de développement durable- qui peut se décliner dans tous les domaines. C’est un peu la même chose qui se produit avec les questions de genre et de sexualité: elles sont une clé de langage pour les politiques -en témoigne le succès du mot «discriminations», qui est aussi une façon, pour la droite, de parler des homos sans prononcer le mot.

Clarisse Fabre et Eric Fassin. Liberté, égalité, sexualité: actualité politique des questions sexuelles. Belfond/ Le Monde




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