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L’amour philosophique, L’homosexualité masculine au siècle des Lumières

L’« amour philosophique » désignait, au XVIIIe siècle, l’homosexualité masculine. Pour les contemporains il renvoyait surtout à l’Antiquité, Socrate, Platon etc. mais pour nous il renvoie aussi au fait que le XVIIIe siècle est justement l’époque des grands philosophes. C’est aussi celle où les auteurs qui se désignaient ainsi se sont emparés de la question comme jamais auparavant dans le débat des idées. L’amour philosophique est donc une question philosophique par excellence au XVIIIe siècle, comme ce livre le montre. Après L’Autre Faust, Le Goût de Monsieur et Deux hommes sur un cheval, Didier Godard poursuit son travail de recherche sur l’histoire de l¹homosexualité et aborde dans ce volume l¹époque charnière des Lumières où l’on passe du péché de sodomie « qui pouvait être commis par n’importe qui » à la notion d¹homosexualité « sexualité d¹une minorité circonscrite, avec la création d’un fichier de police » et, donc, aux prémices d’une identité gay. Il étudie les positions ambiguës, voire contradictoires, des philosophes, Rousseau, d’Alambert et Voltaire bien sûr, mais aussi Sade et Vauvenargues. Il s’arrête sur les cas plus particuliers de l’Angleterre et sur l’affaire Deschauffours.
Article paru dans Le Monde le 25 août 2005 :

L’enseigne, au 37 de la rue César-Lavirotte, est un défi autant qu’un clin d’oeil. Alors que la petite ville bourguignonne d’Arnay-le-Duc mise sa notoriété sur les « arts de la table » ­ – Herriot, en route pour son fief lyonnais, n’en manquait pas l’étape gastronomique ­-, Didier Godard célèbre « L’Art du livre ». Mais sa boutique n’a rien d’une librairie ordinaire. Vouée au marché de l’occasion, elle propose certes un beau rayon consacré à la culture et aux traditions de la région auxquelles l’historien est très attaché, une sélection littéraire de choix aussi, mais c’est l’histoire, essais et biographies, qui domine sans conteste son fonds. Plus singulier, on y trouve les livres dont il s’est servi pour esquisser la première synthèse en français sur l’histoire de l’homosexualité masculine en Occident. Ainsi des livres étrangers, importants ou sans équivalent pour le lecteur francophone, n’attendent plus que l’amateur soucieux de vérifier la leçon qu’en a tirée Godard pour composerune « histoire des sodomites » dont le quatrième et dernier volet, L’Amour philosophique, paraît aujourd’hui. Les quatre volumes comme son Dictionnaire des chefs d’Etat homosexuels ou bisexuels , qui élargit la perspective et accueille quelques figures féminines, sont du reste mis en valeur dès l’entrée.

Didier Godard affiche donc clairement la couleur. Militant de la cause homosexuelle, il a mûri son projet depuis plus de deux décennies, s’est attelé à sa réalisation voilà dix ans. Ce qui explique la publication soutenue de ce regard historique panoramique, en marge des institutions et des reconnaissances publiques. Accueilli par un éditeur biterrois, H & O, spécialisé dans la culture et la littérature gay, il s’y sent à sa place, même si la visibilité de son travail en souffre sans doute.

Né en 1952 au sein d’une famille libérale « de gauche », athée de surcroît, ce qui limitait le poids des conventions morales, Didier Godard grandit particulièrement libre : son père, qui travaille pour la BNP, entraîne toute la fratrie ­ – cinq enfants ­ – de Madagascar en Inde ou en Colombie. Une formation singulièrement ouverte pour un petit Français de l’après-guerre, que le goût des études classiques achève de préserver d’un carcan judéo-chrétien encore prégnant. Aussi récuse-t-il la vision d’une prise de conscience homosexuelle nécessairement traumatique à l’adolescence. La révélation bouleverse sa vie toutefois. « J’étais, malgré tout, programmé pour le conformisme, Sciences-Po, ENA… et j’aurais sans doute suivi cette voie si j’avais été hétérosexuel. C’est de l’homosexualité que je tiens ma conscience politique », commente Godard, évoquant le parcours similaire de Daniel Guérin, issu de la grande bourgeoisie, qui remit en cause l’idéologie de son milieu pour se convertir au socialisme dans les années 1920, lorsqu’il découvrit dans les bras de jeunes prolétaires parisiens son homosexualité (Autobiographie de jeunesse, 1972).
Aussi décide-t-il, venu à Paris pour préparer une licence de droit, de s’engager clairement, révolté par la condition faite aux homos dans la France pompidolienne. Arcadie ne lui convient pas, pas plus que le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) dont la phraséologie lui est étrangère. Il s’en tient à l’action directe au sein d’un groupuscule, le Groupe de libération homosexuelle (GLH), dont l’activisme (distribution de tracts, édition d’un bulletin, défilé du 1er mai, intervention-coup d’éclat lors de la commémoration de la déportation) lui semble aujourd’hui bien modeste, au vu du chemin parcouru depuis 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir et la brusque affirmation médiatique de la cause gay. Mais son véritable engagement, c’est par l’écriture qu’il le signe. Passionné d’histoire depuis l’enfance, il cherche la généalogie de son goût sans rien découvrir d’autre que des caricatures (de Henri III et ses mignon à Monsieur, frère de Louis XIV) et des sentences moralisatrices dont l’homophobie résiste d’autant mieux qu’elle ne s’affiche qu’avec parcimonie, le sujet étant plus souvent éludé que stigmatisé. Lui sait que ce que d’aucuns taisent comme une perversion mérite de devenir un sujet d’histoire.

Comme Philippe Ariès, devenu un « historien du dimanche » faute d’avoir accédé, via l’agrégation, à la voie royale de la reconnaissance universitaire, Godard a donc mené seul le chantier, terrassements et fondations, pour que naisse cet objet d’histoire qui semble effrayer encore. Un paradoxe vingt ans après la somme, dirigée par Duby et Ariès justement, sur l’Histoire de la vie privée (Seuil, 1985-87) et à l’heure de l’affirmation d’une histoire culturelle aux contours généreusement souples. Mais il n’est que de lire le long développement sur « l’affaire Henri III » dans L’Autre Faust pour comprendre le malaise qui semble saisir nombre d’historiens lorsqu’ils doivent intégrer la préférence sexuelle du monarque dans leur approche biographique. « Plus le héros est positif, plus il suscite la sympathie ou l’admiration de ses biographes, et plus il leur est difficile d’admettre qu’il ait pu ne pas être exclusivement hétérosexuel. L’homophobie se traduit ici par une résistance psychologique à simplement envisager l’hypothèse homosexuelle. » On imagine l’embarras devant la figure si chevaleresque de Richard Cour de Lion, la difficulté à diminuer la stature de Frédéric II de Hohenstaufen, de Soliman le Magnifique, de Frédéric II de Prusse ou de Gustave III de Suède, modèles de despotes éclairés… Au mieux peut-on concéder l’engagement d’esthète d’un Rodolphe II ou d’un Louis II de Bavière, d’autant plus admissible si le souverain, peu doué pour les arcanes politiques, finit mal…

Godard travaille donc à établir une autre histoire. Isolé, même si les Anglo-Saxons, qui ont élu le « genre » comme un angle de recherche, ont su le repérer – ­ il signe quelques-unes des rares entrées étrangères à la culture anglo-saxonne du Who’s Who Gay & Lesbian History, dirigé par deux Australiens, Robert Aldrich et Garry Wotherspoon (2 vol., 2001). S’il reconnaît le formidable apport de John Boswell, dont il pointe cependant le partisan souci de disculper le christianisme primitif de la responsabilité d’une répression encore sensible, Godard pense seul un sujet dont il a déjà arrêté clairement la chronologie : le temps des sodomites, clos avec la Révolution française, celui des homosexuels, quand le discours médical pose l’exclusion scientifique de « déviants » qui, en retour, s’imaginent un destin propre, celui enfin des gays, ouvert il y a un demi-siècle, dont l’historien doit sans cesse veiller à empêcher la recomposition abusive de la généalogie. Ce qui le conduit à réévaluer certaines des options initiales de Michel Foucault ­ – ainsi sa disqualification d’une « morale chrétienne de la sexualité », que Godard défend ­ – que le philosophe a du reste parfois lui-même égarées en chemin entre le premier tome de son Histoire de la sexualité et les deux suivants.

A suivre les jalons précis d’une histoire des sodomites, où c’est le comportement qui est en cause, amendable donc, susceptible d’indifférence aussi, même si la règle théorique, arrêtée par l’Eglise, ne prévoit pas ces accommodements dont les exemples, venus d’en haut, limitent la répression, le lecteur mesure mieux la rupture du XVIIIe siècle. Le regard change alors, et celui qui néglige la pénétration vaginale, promesse de fécondité et gage d’orthodoxie, devient un pédéraste, puis cet homosexuel défini par la simple attirance de quelqu’un de son sexe, disposition stable et exclusive désormais. Il s’agit dès lors d’être homosexuel et non plus d’avoir des pratiques sodomites. Mais ce tournant brouille une leçon politique majeure en masquant la récurrente similitude du traitement des réprouvés. Ainsi la sorcière répond-elle, versant féminin, au sodomite dans sa perturbation des pouvoirs de l’Eglise et de l’Etat, tandis que s’observe cycliquement jusqu’au XVIIIe siècle le parallèle entre les violences des pouvoirs en place faites aux mécréants, aux juifs et aux sodomites, dont les souverains tentés par ceux de leur sexe assurent seuls la trêve ­ fragile et peu repérée jusqu’ici par les histoires officielles.

On comprend que le travail de Godard puisse déranger ; on admettrait mal qu’il soit ignoré.

Philippe-Jean Catinchi

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