Dans sa dernière édition, Têtu indiquait dans une rubrique «Les 100 essentiels: Historique» du Sida, à juste titre, comme élément essentiel l’arrivée du bareback, mais commentait ce fait par la date de création de CitéGAY. Dans ce même article, Têtu estimait que «De fait, internet devient le principal facteur de la prise de risque».
Nous avons voulu faire le point sur la question du Sida et Internet avec Philippe ADAM, sociologue, fondateur et directeur de l’Institute for Prevention and Social Research (IPSR), un centre d’expertise international intervenant dans le domaine de la recherche et de la promotion de la santé. Dans plusieurs pays, dont la France et les Pays Bas, l’institut conduit pour les autorités de santé et des organisations non gouvernementales des recherches en ligne sur la santé et la sexualité. Dans le domaine de la prévention du VIH et des MST, IPSR produit des rapports d’orientation mais aussi des campagnes et des interventions en ligne reposant sur une démarche empirique. L’IPSR a conduit notamment plusieurs actions en partenariat avec CIteGAY.
Philippe ADAM est l’un des rares spécialistes mondiaux des questions liant Sida et Internet. Il vit et travaille avec John de WIT, professeur de Sociologie à Utrecht (Pays-Bas) qui conduit des recherches sur le Sida depuis 1989 et s’apprete à prendre la direction d’un des principaux centres de recherche en sciences sociales au monde à Sydney (Australie). Ils ont cossigné une longue tribune dans ce même numéro de Têtu.
Si la nécessaire remobilisation de la communauté homosexuelle face au SIDA est indéniable au regard des dernières données épidémiologiques, on ne peut plus faire l’économie d’une interrogation concernant les orientations et les modes d’actions en matière de prévention auprès des homosexuels. On se trouve à un tournant où Internet, accusé de tous les maux par un raccourci entre mode de rencontres et données épidémiologiques, pourrait devenir au-delà d’être le principal lieu de sociabilité LGBT, le principal medium d’une prévention renouvellée et pertinente à leur attention.
CitéGAY : Que pensez-vous du débat sur le bareback?
Philippe ADAM :La notion de bareback et, plus encore, l’utilisation qui en est souvent faite par les médias et le monde de la prévention du VIH sont très problématiques. On a trop souvent tendance à englober l’ensemble des prises de risques et des personnes ayant pris des risques dans la catégorie «bareback/barebackers» ce qui n’est pas correct du tout. Dans les diverses enquêtes en ligne que nous avons menées avec Antonio Alexandre et John de Wit pour Sneg Prévention et en collaboration étroite avec CitéGAY, nous avons pu observer que la part des individus qui prenaient des risques de façon intentionelle était extrêmement réduite : quelques pourcents chez les gays séronégatifs ; un peu plus chez les gays séropositifs. Le discours sur le bareback a donc tendance à déformer la réalité de la prise de risques parmi les internautes gays.
Internet, devenu le principal mode de mise en relation des homosexuels constitue-t-il «de fait (…) le principal facteur de prise de risque» en France comme nous avons pu le lire ?
La montée d’Internet a profondémment modifié la sexualité gay mais l’impact que ce nouveau mode de mise en relation des homosexuels peut avoir sur les prises de risques est très mal compris. De nombreuses publications épidemiologiques observent un lien statistique très fort entre le fait d’utiliser Internet pour faire ses rencontres et le fait d’avoir des rapports non protégés. Nous avons également observé cela dans les enquêtes en ligne menées en France et aux Pays-Bas. Faut-il pour autant en déduire un lien de causalité direct et rendre Internet responsable de tous les maux ? Je ne crois pas. On dispose aujourd’hui d’un faisceau de preuves montrant qu’Internet n’est pas en soi l’origine la plus profonde de la prise de risques parmi les gays. Bref, au lieu de diaboliser Internet, on ferait mieux de mener des actions sur les déterminants profonds de la prise de risques et d’utiliser le potentiel offert par ce nouveau média pour développer des actions de prévention innovantes.
Si Internet n’est pas en soi un facteur de risque pour les homosexuels, pourquoi dans ce cas les répondants issus d’Internet lors des enquêtes déclarent d’avantage de prises de risques que les autres ?
L’explication tient essentiellement à la psychologie des internautes. Chez certains, il semble qu’Internet potentialise des pré-dispositions qui favorisent la prise de risques. Ainsi, les hommes qui, dans leur vie en général comme dans leur sexualité, aiment les sensations fortes, trouvent sur Internet un terrain de jeu formidable. Chez eux, Internet ne crée pas ex nihilo cette tendance à flirter avec le danger mais il contribue à l’amplifier. Pour d’autres, les rencontres sur Internet offrent la possibilité d’échapper à certaines pressions, que ce soit par le biais de l’imagination ou par les actes. Ce phénomène s’observe notamment parmi des hommes qui sont «burn-out», déprimés psychologiquement ou très fatigués vis-à-vis du safer sex. Là encore, l’origine profonde du mal n’est pas Internet en soi mais un mal-être ou une démotivation avérés qui sont insuffisamment pris en compte.
Comment peut-on expliquer alors qu’Internet est accusé d’être la cause du relapse en France comme il a été accusé d’être la cause du déclin du commerce communautaire ?
Plusieurs raisons pourraient être à l’origine de cette accusation. D’abord, personne ne peut nier qu’il existe sur le web mondial des sites véritablement barebacks. Ceci ne doit pas pour autant conduire à assimiler l’ensemble des sites gays de rencontre à des sites barebacks. Une autre raison tient au fait que les explications simplistes – celles que l’épidémiologie fournit à grande échelle – sont souvent celles qui non seulement attirent le plus les individus mais celles qui sont les meilleures armes pour mener d’autres combats. Internet a bouleversé le monde gay et ceci génère d’importantes tensions.
Comment voyez vous le futur de la prévention ? La seule délivrance d’informations éditoriales sur le VIH et les IST est-elle suffisante de nos jours ? Doit-on aller au-delà et se rapprocher de l’accompagnement individuel qui appelle dès lors des modes modernes d’intervention ?
En France, on a longtemps cru qu’il suffisait d’informer les gays pour qu’ils adoptent et maintiennent dans le temps des comportements de prévention adéquats. On sait aujourd’hui que l’information ne suffit pas. Les prises de risques surviennent y compris chez des hommes très bien informés. Pour sortir de l’impasse, nous devons développer une communication sida beaucoup plus persuasive et individualisée. Son objectif n’est pas tant d’informer que de livrer des arguments persuasifs qui favorisent le changement d’attitudes et de comportements. Cette communication persuasive d’un type nouveau mériterait de s’inscrire en complément du conselling déjà en place tout en poursuivant un objectif specifique. L’objectif du counselling est l’accompagnement des personnes dans leurs trajectoires individuelles ; l’objectif de la communication persuasive doit véritablement être le changement attitudinal et comportemental.
L’essor d’Internet n’oblige-t-il pas à revoir intégralement les modes d’actions en matière de prévention qui sont les mêmes depuis 20 ans ?
Vous avez totalement raison et, dans le domaine des modes d’action via Internet, il reste à mon avis un travail énorme à faire. Le plus important est de ne pas se laisser aller à des solutions faciles. Au cours des dernières années, la tendance a été d’adapter simplement le matériel de prévention préalablement imprimé au format Internet en utilisant notamment des e-bannières. Ceci permet certes de commencer à faire de la prévention en ligne mais l’impact sur les comportements reste très réduit. CitéGAY milite a juste titre pour que les associations et les agences passent à la vitesse supérieure en ayant des actions percutantes véritablement dédiés à l’Internet. Certaines ont d’ailleurs pu voir le jour ou sont en cours de réalisation, par exemple celles que nous avons réalisées pour le compte du SNEG (Syndicat National des Entreprises Gaies), de l’INPES (Institut National de Prévention et d’Education pour la Santé) ou de SIS (Sida Info Service). On affiche déjà quelques beaux succès en ce domaine.
Pouvez-vous décrire plus précisément les facultés du média Internet pour porter un nouveau discours préventif fondé notamment sur des actions individualisées et des capacités d’évaluations inégalées ?
Grâce à Internet et à des programmations complexes, il est possible de diffuser en masse des conseils de prévention assez individualisés et donc de réaliser auprès de chaque internaute une intervention persuasive permettant d’identifier puis de neutraliser ses propres difficultés face à la prévention, au dépistage, à la vaccination contre l’hépatite B, etc. Bref, fini les messages de prévention génériques que personne n’écoute ; les nouveaux messages entrent en raisonnance avec l’expérience et les attentes individuelles des usagers. Un second avantage des interventions en ligne tient, comme vous le signalez, à leur capacité d’évaluation incomparables. Il est possible de tester des stratégies ou des messages avec des protocoles expérimentaux. Ce type d’évaluation apporte des connaissances essentielles au développement de campagnes ou d’intervention de prévention dotées d’une efficacite renforcée.
Le Sneg va prochainement rendre public les résultats d’une intervention expérimentales utilisant une e-animation que nous avons menée et évaluée dans le cadre de CohorteGAY.fr. Cette intervention innovante a permis de réduire d’un quart les prises de risques parmi un échantillon test d’internautes issus de plusieurs sites dont CitéGAY. Une première pour la France, nous pouvons tous en être fiers. A partir de tels exemples, on voit clairement qu’Internet pourrait devenir dans le futur le véritable l’outil du changement dans le domaine des comportements face au VIH
Pourquoi ces techniques performantes permettant d’insuffler le changement comportemental n’ont-elles pas été plus utilisées ?
Il existe en Europe très peu d’experts capables de mener les interventions empiriques dont je viens de parler. Le problème est que pour être efficace dans le domaine de la prévention sur Internet, il faut faire des investissements considérables tout à la fois en termes de réflexion scientifique sur les comportements et ressorts de persuasion mais aussi investir dans de nouvelles e-technologies. La prévention devient une science qui se nourrit de divers domaines qui sont chacuns très complexes. Travailler dans ce domaine est très excitant mais le problème est aujourd’hui de trouver les moyens humains et financiers pour de développer ce nouveau cadre de «e-prévention». Dans ce domaine certains pays anglo-saxons ont investis des millions. En France, la situation est très différente et une réflexion de fond devrait être menée sur l’allocation des fonds de recherche, de prévention et d’évaluation dans le domaine du VIH. Nous ne nous en sortirons pas si les sommes véritablement consacrées à l’innovation ne représentent même pas un pourcent du budget global de la prévention.
EN SAVOIR PLUS
Le site de l’IPSR : www.ipsr.eu.
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– Lettre ouverte de CitéGAY à Têtu.
– Des données toujours inquiétantes en prélude de la Journée Mondiale contre le Sida.
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