« Un papa, une maman ». Le slogan, ridiculement niais et profondément réactionnaire, a été entonné jusqu’à la lie par les petits soldats en lodens et jupes-culottes de la Manif pour tous. Autant dire qu’à leurs yeux atteints d’un glaucome idéologique, la famille dans laquelle a grandi la journaliste et critique américaine Alysia Abbott représente le mal absolu : pas de maman, un papa homo et séropo. Alysia a seulement 2 ans quand sa mère, Barbara, meurt dans un accident de voiture. Son père, Steve Abbott, poète fauché et gay, décide de l’élever seul, contre toutes les normes en vigueur. Commence alors pour eux une nouvelle vie dans le San Francisco bohème des seventies. « San Francisco était notre monde, notre royaume enchanté, notre Fairyland. » Fairyland, c’est aussi le titre du très beau livre dans lequel Alysia Abbott revient sur son enfance et sur sa relation tendre, tourmentée et unique avec son père, dont elle fait un magnifique portrait.
A ses propres souvenirs, elle entrelace des photos, des dessins, des lettres et des extraits du journal intime de son père, et fait entendre la voix de celui qui fut le chef de file du mouvement New Narrative, l’un des premiers à reconnaître le talent de la romancière Kathy Acker, et une figure de la scène littéraire et militante homosexuelle. Ouvrir Fairyland, c’est d’abord se plonger dans l’effervescence intellectuelle de San Francisco dans les années 70-80, le quartier de Haight-Ashbury avec ses anciens hippies et les lectures à la librairie City Lights. Quand Alysia accompagne son père dans un festival à Amsterdam, elle papote avec Richard Brautigan qui la met en garde contre l’herpès et prend son petit déjeuner avec William Burroughs. Mais c’est aussi l’époque où la chanteuse Anita Bryant mène une violente campagne contre les homosexuels, où le conseiller municipal gay Harvey Milk est assassiné, où l’on « casse du pédé » dans les rues et où le sida commence à faire des ravages. Steve Abbott ne sera pas épargné.
Un témoignage bouleversant et engagé
Au milieu de ce bouillonnement, la petite Alysia peine à trouver sa place. Elle se sent à part, différente de ses amis de la très chic école franco-américaine, en marge au sein de sa propre famille. Elle vit parfois l’homosexualité de son père comme une honte, un tabou. Lui assume sa paternité comme il peut. Mais avec le recul, Alysia Abbott écrit : « S’il a échoué parfois en tant que parent, son échec était noble. (.) Il fut un pionnier. » Leurs rôles s’inversent quand son père tombe malade. Alysia a 20 ans et abandonne ses études pour s’occuper de lui jusqu’à sa mort, en 1992.
Témoignage bouleversant et engagé, Fairyland a déjà séduit Sofia Coppola, qui devrait l’adapter au cinéma. Tout dans ce livre émeut profondément et fait écho aux questionnements qui traversent aujourd’hui la société. Steve Abbott note ainsi dans son journal, au sujet de sa fille : « Espérons que lorsqu’elle sera adulte, nous vivrons dans une société où les dichotomies homo-hétéro et homme-femme ne seront pas si importantes. » C’était en 1975. Quarante ans plus tard, il reste encore du chemin à parcourir.
Fairyland (Globe), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 384 pages, 21,50 ?
Source : LesInrocks